Sophia - 18/10/16: Les Saulnières, Le Mans (FR), with Kris Dane

Review 1
Cela faisait quasiment dix ans qu’on n’avait pas vu Sophia sur une scène française. Sept ans avant As We Make Our Way (Unknown Harbours) que l’Américain Robin Proper-Sheppard n’avait pas signé de nouveau disque. Un album entier au moins était parti à la poubelle entre temps. Entre Bruxelles, Londres et un récent voyage aux Etats-Unis, l’homme semble vivre tout entier pour sa musique, sans se soucier véritablement du temps qui passe. Sans domicile fixe, il avait réussi à se faire expédier un paquet de vinyles sur la route du Mans et découvrait en coulisses, à peine descendu du camion, pour la première fois son propre disque…. pourtant sorti il y a plus de quatre mois.
Il fallait être petite souris pour saisir l’émotion du type qui tâte la matière et évalue le poids de l’objet. Comme l’écrivain, le musicien ne croit jamais en sa propre production tant qu’il ne l’a pas tenue en main, et même, si comme Proper-Sheppard, il la trimballe dans sa guitare et dans sa tête, comme une tortue sa carapace. Il est toujours difficile de dire, de prime abord, si un concert va être bon ou mauvais. C’est comme lire dans les lignes de la main. L’homme est avenant, décontracté, américain dans sa façon de socialiser avec aisance. Les musiciens sont jeunes, très jeunes et détendus eux aussi. Ils repèrent un piano à queue oublié dans un coin et se mettent à en jouer avant de s’attaquer au plateau de fromages. Sans attendre, on parle installation, scène et envie de jouer. Il y a de l’excitation dans l’air. Après une tournée de printemps triomphale, la deuxième partie de tournée s’annonce longue et ambitieuse, avec l’idée pour Sophia de se consacrer entièrement à la promotion de ce nouveau disque. L’accueil est fiévreux, amoureux et attentif. Le public allemand, hollandais a répondu en masse mais le public français s’est restreint avec les années. Les amateurs de rock indé ont vieilli et ont la mémoire courte.
Au Mans, une petite cinquantaine de personnes a fait le déplacement et accueille le Belge Kris Dane, sublime guitariste à la voix d’or, qui livre une première partie éblouissante et très émouvante. Ses chansons sont des prodiges d’équilibre et de poésie. Ses interprétations, à la guitare, dépassent l’élégante production à cordes de son album. Kris Dane joue vite et bien. 30 à 35 minutes à peine : c’est court mais suffisant pour que le fluide circule et que l’électricité statique se dépose un peu partout. Lorsqu’on éteint la lumière, d’étranges phénomènes de fluorescence sont observés dans la salle. Des yeux et des cœurs qui brillent. Le Belge est l’une des découvertes de cette année dans un registre toujours casse gueule du beau mec à guitares. Il chante la peine et l’amour, ce genre de trucs qui se vendent assez peu sur le marché du rock indépendant, si on n’y met pas de l’ironie et du second degré. Kris Dane y met juste tout son cœur et cela s’entend.
Après une césure discrète, Robin Proper-Sheppard monte sur scène avec son groupe rajeuni. Seul le batteur a survécu aux affres du temps. On ignore son nom mais il était déjà là il y a dix ans. Fidélité. L’impression de maîtrise est immédiate. Le son est puissant, ample et formidablement structuré. Le chanteur est magnifique, cheveux bruns et longs dans l’air comme dans une vieille pub Petrol Hahn, le visage décidé et autoritaire, l’œil vif et brillant de ceux qui ont connu des jours pires que celui-là. Robin Proper-Sheppard est radieux, heureux d’être là et d’être enfin autorisé à rebalayer ce répertoire qu’il s’était lui-même plus ou moins interdit de faire vivre durant quelques années. La première partie du concert est principalement consacrée au dernier album. Le tempo est plutôt lent mais l’intensité déjà maximale. Resisting résonne comme à la parade. The Drifter domine les débats de toute sa splendeur. Baby, Hold On n’est pas mal non plus, joyau de la couronne, interprété dans un mélange d’intimité et de déclamation crâne. La musique de Sophia est flamboyante, porte beau comme son interprète, sans perdre de cette capacité qu’elle a de toucher intimement. Les groupes de rock sont assez rares qui peuvent jouer tout en puissance sans perdre en émotion. Sophia fait partie de ceux-là à cet instant précis. Il faut que le matériel soit de qualité pour qu’une telle force se dégage de textes effondrés et souvent limités au périmètre domestique. Les titres les moins convaincants du disque prennent une dimension épique magnifique à l’image d’un California rayonnant. Les variations de tempo enchantent : Don’t Ask est splendide et déchirant. Il se dégage de l’ensemble une justesse infinie dans l’expression de la tristesse, de la solitude. La séquence s’achève (ou pas) sur It’s Easy To Be Lonely, titre qui avait annoncé l’album, deux ou trois ans avant sa sortie véritable.
Robin Proper-Sheppard parle clair. Il est là pour mettre le feu. On sent l’énergie qui dégouline de partout et qui dynamise le groupe. Il est la force motrice d’un ensemble qui lui obéit au doigt et à l’œil. Sophia est son jouet, les autres membres un instrument au service de son talent. La scène ressemble à un coquillage, une conque. Elle résonne. Elle frémit. Il y a peu de monde mais les gens semblent se dédoubler, se multiplier comme dans un film de science-fiction sous l’effet des chansons magiques. La salle est pleine désormais tout en étant plus vide que quelques minutes auparavant, mais chaque spectateur est seul avec lui-même. Lui et cet autre moi perdu, une série d’autres moi semés par le temps. Un couple s’embrasse pour échapper au désastre. Le son est compact et gagne en puissance et en violence au fil des morceaux. Sophia remonte le temps. « Nous allons jouer quelques vieux morceaux. » Le voyage est splendide. 1996. Fixed water. Another Friend. So Slow. La mort met du temps à nous saisir. Elle ne vient pas finalement. Le public ne respire plus. Le bruit produit la suspension. The Infinite Circle. The River Song qui viendra nous cueillir sur la fin. If Only (on croit l’avoir entendu mais était-ce un mirage?). Plus loin. Technology Wont Save Us. Where are you now. Avant (mais après dans l’ordre de passage), I Left You nous donne la chair de poule. People Are Like Seasons. Le titre nous illumine. On ne l’avait jamais entendu comme cela. The May Queens, l’album qu’on connaît le moins, déchire la nuit électrique, mêlé dans une sorte de medley indistinct avec des couplets perdus de The God Machine ( ?). Est-ce possible ou là encore l’effet de l’hallucination qui nous porte et nous fait entendre ce qui ne s’entend pas. La pression monte, encore et encore. Le chant est plus rare. Il n’y a plus que les guitares et on s’enfonce, on s’enfonce dans un ailleurs intime qu’on n’avait pas exploré depuis longtemps. L’impression est de plus en plus étrange. Les spectateurs se resserrent. Razorblades. Impossible de s’abriter. Robin Proper-Sheppard sourit. Le groupe disparaît, revient, disparaît. Le groupe se maintient assez longtemps sur un sommet de haute intensité. Cela arrive parfois. On n’avait pas connu cela depuis un final de My Bloody Valentine dans une autre vie. L’apesanteur. L’ivresse des grands fonds. Une sorte de joie tacite, coupe-sifflet mais profonde. Contentement et lumière, comme dans un roman halluciné de Dantec. Les visages connus se contemplent et se reconnaissent. Frémissement et clap de fin.
La minute suivante, Robin Proper-Sheppard dédicace sa marchandise au comptoir. Le héros grec (américain) est redevenu un simple VRP, affable, souriant, amical. Les disques partent comme des petits pains frais. Il faut contrôler notre descente. Il y a des soirées auxquelles on ne croit pas. La caravane part pour Paris le lendemain. Day off. Le public a assuré l’essentiel mais il manque un jeton dans le tiroir-caisse. La réalité revient au galop. C’est le revers de la magie ou de la médaille. Elle se dissipe dans sa propre trace.
Benjamin Berton, 21/10/2016, sunburnsout.com


Review 2
Un mardi soir au Mans: la belle dérive de Sophia
Le Mans, riante bourgade de 30, 40, 142.000 habitants accueillait ce mardi 18 octobre le sémillant Robin Proper Sheppard et son groupe Sophia. Comme vous le savez tous, le groupe écume actuellement plusieurs centaines de salles en France et ce dans le cadre d’une tournée hexagonale triomphale.
OK, si vous avez suivi les derniers épisodes, vous allez vous dire que je suis probablement en fond de cuve et qu’on devrait peut-être avancer ma prochaine injection.
Pourtant, si je me permets d’être un tantinet ironique pour débuter ce compte-rendu, c’est simplement pour pousser une légère gueulante : Le Mans, 142.000 habitants, comprenant plus de 10.000 étudiants, a la chance inouïe de recevoir l’une des deux dates françaises de Sophia. Une des deux dates ! Et vous savez quoi ? Seuls quarante et quelques clampins s’étaient retrouvés pour célébrer cet événement. Une quarantaine ! Soit à peu près 0,02% de la population mancelle à s’être déplacée. Sachant qu’en plus, parmi ces personnes, certaines venaient d’autres départements… Bon, maintenant si on regarde par l’autre bout de la lorgnette et qu’on positive, on peut se dire qu’à peu près 141.960 personnes ont loupé un excellent concert. Honte à elles et joie à nous parce que Sheppard, que nous soyons 30 ou 142.000, s’en tamponne allègrement le coquillard et joue comme si la salle était bondée.
Digression mise à part, passons aux choses sérieuses et au concert proprement dit : après une fausse joie à l’entrée (regarder son billet, voir écrit dessus Sophia– Mathieu Malon–Orso Jesenska, exulter devant le gars qui vous remet le ticket puis s’entendre dire qu’on aurait bien aimé mais non), c’est avec une réelle joie qu’arrive sur scène Kris Dane, sa guitare acoustique et ses pédales d’effet. Le Belge (ex-Ghinzu et dEUS) entame son mini set (à peine 25 minutes) pendant lequel on a pu écouter un blues revisité par des feulements, quelques cris sauvages, vu passer les fantômes de Simon & Garfunkel, Bruce Springsteen ou encore Buckley fils et enfin un Kris Dane bien présent, habité par sa musique. Sans être renversant, le set fut charmant et Dane parfait pour introduire Sophia.
Quelques minutes plus tard, alors que les lumières s’éteignent, que s’égrainent les notes d’Unknown Harbours, Sheppard et ses quatre musiciens débarquent sur scène non pas depuis les coulisses mais en traversant la …hum… foule (ne vous inquiétez pas, ça n’a pas été l’émeute, il n’y a eu aucun blessé, les musiciens sont tous arrivés sur scène entiers). Le temps qu’Unknown Harbours se termine, les gars, qui semblent tous avoir entre vingt et trente cinq balais, empoignent leurs différents instruments et envoient la sauce lors d’un Resisting tout en muscle. Pour son concert au Mans, Sheppard a choisi la même formule que Peter Walsh des Apartments pour son retour en France avec No Song : jouer l’intégralité du nouvel album et revisiter ensuite les anciens morceaux. Sauf que là où Walsh faisait preuve d’une certaine unité, Sheppard, lui, va livrer une prestation plutôt bipolaire. Le groupe va donc jouer dans l’ordre et de de façon très appliquée As We Make Our Way sans s’écarter des morceaux originaux. C’est carré, pro mais ça ne laisse aucune place ou presque à l’improvisation. De plus, on sent Sheppard un peu tendu, très concentré, ne s’adressant quasiment pas au public, les remerciant de façon polie, sans véritable chaleur. Ce n’est que vers St Tropez que le groupe commence à se détendre, jouant plus libéré, de façon plus instinctive. Il gagne encore en tension sur You Say It’s Alright violent et flippé pour complètement se lâcher avec un It’s Easy To Be Lonely absolument magnifique, sur lequel plane le fantôme de God Machine. A partir de ce moment-là, une fois As We Make Our Way terminé, c’est à un autre concert auquel nous allons assister. Sheppard, entre deux morceaux, se détend sérieusement, commence à déconner et à chambrer le public en demandant à ceux présent dans l’assistance (et avant d’entamer So Slow) si quelqu’un connaissait Sophia avant. Devant le peu de mains qui se lèvent, il les compte et finit par dire : « Dix sur Quinze, c’est pas mal en effet. » Puis il charrie son groupe, nous avouant également que c’est le premier concert qu’ils font ensemble depuis le changement de line-up (ceci expliquant probablement pourquoi le groupe semblait si concentré lors de la première partie).
En attendant, Sheppard entame la seconde partie avec Bad Man de De Nachten enchaîne avec So Slow puis, plutôt que suivre la set-list prévue, improvise au gré de son humeur en nous gratifiant de certains morceaux qu’il n’avait plus interprétés depuis près de dix ans (le rare Razorblades notamment). Chaque album de sa longue discographie sera représenté par un ou deux morceaux (exception faite de There Are No Goodbye), alternant moments intimes (Another Friend, Birds) et décharges électriques intenses. A tel point que le groupe finit même par mettre les deux pieds dans le metal lors d’un The River Song final renversant et tympanicide pendant lequel tous les membres laissent libre court à leurs bas instincts. Le batteur, remarquable de maîtrise et de retenue tout au long du concert, se lâche enfin, Rémy Bricka, au fond à gauche, abandonne ses instruments (kazoo avec pédale d’effets, synthé, maracas, etc.) pour ajouter une troisième guitare alors que les deux autres s’excitent sur les leur au point de ne plus avoir d’ongles à la fin du concert (excuse qui arrangera bien Sheppard pour ne pas avoir à ouvrir les vinyles encore scellés lors de la séance de dédicaces, soit dit en passant).
Toujours est-il que plus Sheppard se libère, plus le groupe se détend, plus leur slowcore, a contrario, se fait sec et neveux et plus la magie opère. En sus du décrochement de mâchoire présent lors d’It’s Easy… les frissons se font de plus en plus présents (notamment sur Another Friend ou Desert Song/Darkness) et finissent même par se combiner au décrochement lors de The River Song, syncopé et impressionnant faut-il le rappeler. Bref, le concert décolle haut, très haut et ne redescendra pas; le public, un peu dispersé au début, se fait plus présent et applaudit de plus en plus chaleureusement la prestation des Anglais. Après pas loin de deux heures de spectacle, le set se termine sur deux rappels. Deux chansons que Sheppard aurait bien aimé que le public choisisse mais qui, faute de compréhension mutuelle, restera lettre morte. Ce qui ne l’a en aucun cas empêché de les jouer et surtout, n’a rien changé au fait que les spectateurs présents semblaient plus que satisfaits de la prestation en le faisant vivement savoir à Sheppard qui les gratifiera d’un: « Vous êtes formidables, merci. » C’était réciproque Robin, c’était réciproque.
Jism, addict-culture.com, 7/11/2016





Photos by Dominique Dosse








Photo by Marc Lothy